samedi 29 décembre 2012

Les deux Espagnes

Curieusement, il m'a fallu trois ans de vie en Espagne pour y connaître des gens de droite. Même des simples conservateurs cachés derrière des apparences progressistes, jamais vus avant d'arriver à Madrid, en 2010. Il faut dire que l'Espagne où j'allais, en 2007, n'a rien à voir avec celle qui s'achève sur un 2012 triste. Mon Espagne de 2007 était confiante, ouverte sur le monde, progressiste, optimiste et plutôt de gauche. Mon imaginaire et moi, on s'embarquait alors dans un pays où le soleil chante, les gens sont gais et où leur joie de vivre n'est pas qu'une expression. On quittait la morose France pour des lendemains faits de sangria et de sieste sous les oliviers. 

La réalité était autre, et il m'aura fallu du temps pour m'en rendre compte. J'arrivais dans un pays plutôt de gauche, mais dont la crise n'allait pas tarder à provoquer une colère généralisée contre Zapatero. Il me fallut donc 2011, et mon entrée dans la rédaction d'un média plutôt situé à droite pour me rendre compte que non, l'Espagne, ce n'est pas seulement L'Auberge espagnole, le mariage gay, les fêtes d'Ibiza, la dance de merde ou le fait de fumer des pétards dans la rue. L'Espagne, c'est aussi la Semaine sainte, les processions austères, la corrida sanglante, le néo-libéralisme d'Aznar et tout son lot de réactionnaires qui, sous de faux-semblants reaganiens, continuent de penser que sous Franco, on vivait beaucoup mieux.

J'avais toujours vu l'Espagne comme un pays plutôt de gauche mais il faut se rendre à l'évidence, c'est comme partout, il y a des gens de gauche et des gens de droite. Mais en fait, non, la réalité va plus loin. L'Espagne d'aujourd'hui s'est construite dans la lutte de deux Espagnes, continuellement en guerre, et qui ont trouvé la paix à travers la démocratie et le redressement économique connu grâce à l'entrée dans l'Union européenne. Or, cette paix est fragile, le spectre du retour de flamme de la guerre civile est toujours bien présent, et plus encore en temps de crise. 

Deux frères ennemis

Si vous allez au musée du Prado et osez vous aventurer dans les salles les plus flippantes du musée, dédiées aux peintures noires de Francisco de Goya, vous verrez alors cette étrange mais impressionnant tableau :
"Duel à coups de gourdin", ou Duelo a garrotazos en espagnol, est l'une des œuvres tardives du peintre les plus emblématiques. Plus qu'une simple lutte, on a longtemps voulu y voir le symbole de deux Espagnes irréconciliables qui se chamaillaient à l'époque du peintre, celle de la Restauration post-napoléonienne. 
Il faut savoir que Napoléon a eu beaucoup plus d'impact ici que ce que les Français voudraient bien reconnaître. La guerre qu'on nomme d'Espagne en France, celle qui eut lieu de 1808 à 1812, s'appelle Guerra de independencia en espagnol, et ce pour des raisons évidentes : la démocratie et la liberté ne s'imposent pas par la violence et le coup d'Etat. Contre la démonstration de force napoléonienne, Madrid s'insurge et contre les meurtres perpétrés par les grognards, toute l'Espagne se soulève. C'est une guérilla contre l'oppression française qui, curieusement, reste à faveur des Bourbons d'Espagne et du conservatisme. D'où le fameux "Vive les chaînes" des absolutistes, qui auront cependant à composer avec d'autres forces plus éclairées, d'inspiration révolutionnaire ou non, s'engageant en faveur de la Liberté et voulant non pas restaurer la monarchie absolue, mais avancer vers la monarchie à l'anglaise comme le démontre la Constitution de 1812, promulguée à Cadix et d'inspiration libérale. 

Décadence

Il aura donc suffi de l'interventionnisme français pour réveiller ces deux Espagnes, qui ne cesseront de se déchirer au cours du XIXe siècle. Carlistes, libéraux et autres mouvements politiques se confondent avec les identités espagnoles et les différents régimes monarchiques qui sont instaurés. Deux manières de diriger font alors deux Espagnes différentes. Et tandis que l'une gouverne, l'autre périclite. L'une fait des réformes, l'autre les annihile. Si l'une veut avancer, c'est que l'autre veut reculer. Et si l'une va trop loin, l'autre est prête à prendre les armes pour l'en empêcher. 

On sait ce que provoqueront ces deux Espagnes : une décadence telle que le pays entre dans le XXe siècle à peine industrialisé, ayant perdu son empire et encore engoncé dans l'obscurantisme religieux tandis que la France adopte la loi sur la laïcité. L'Espagne s'est tellement vainement battue qu'on comprend désormais mieux comment la peinture de Goya représentait des frères semblables mais ennemis, condamnés à sombrer dans la guerre perpétuelle. L'époque qu'on a appelé "L'Âge d'argent" voit alors les intellectuels des générations de 1898, 1914 et 1927 évoquer ces deux Espagnes avec une certaine mélancolie. On retiendra alors les vers amers d'Antonio Machado

Il y a désormais un Espagnol qui veut
Vivre et qui commence à vivre
Entre une Espagne qui meurt
Et une autre qui bâille.
Petit Espagnol, toi qui viens 

Au monde, que Dieu te garde :
Une des deux Espagnes
Te glacera le 
cœur
.

Écrits en 1898, ces vers semblent pourtant destinés à l'enfant naissant en 1938 dans une famille d'anarchistes, en pleine guerre civile, dont la vie s'arrêtera tôt ou se poursuivra sous le joug de Franco. Car la victoire du fascisme, c'est aussi la victoire tant rêvée d'une des deux Espagnes, la catholique, la nationale, l'autoritaire. Ou comme le résumera bien la devise franquiste : ¡Una, grande y libre! Indivisible, impériale et non soumise aux influences étrangères.

Le compromis de tous

Franco assume alors le souhait d'une seule Espagne de devenir un Etat central, catholique et conservateur. Censure de la création artistique, répression de l'opposition, promotion de l'éducation religieuse, interdiction des langues locales ou des fêtes régionales sont autant de mesures destinant à promouvoir l'Espagne voulue des notables conservateurs, des militaires et des politiques réactionnaires. Cette Espagne-là s'achève-t-elle avec la mort de Franco, en 1975 ? C'aurait été trop beau. 

L'amnistie générale, le désir de réconcilier la nation et d'adopter un régime qui corresponde enfin à la volonté populaire font qu'on adopte une Constitution de 1978 se voulant le compromis de tous, des plus réactionnaires aux plus révolutionnaires. Les deux Espagnes, c'est fini, place à la démocratie. 

Or, beaucoup de raisons nous disent combien ces deux Espagnes existent encore. La crise économique et la politique d'austérité menée par le gouvernement Rajoy sont des menaces claires à l'Etat espagnol tel qu'il a été construit depuis la fin de la dictature. La démocratie à économie sociale de marché, la monarchie constitutionnelle telle qu'il n'y en avait jamais eu en Espagne et surtout, l'Etat-providence, considéré comme l'un des meilleurs du monde, tout cela n'a plus de sens lorsque certains s'accaparent les richesses et confisquent le pouvoir, lorsque le Roi n'est plus exemplaire et que la corruption atteint sa propre famille ou lorsque, tout simplement, les pouvoirs centraux et régionaux menacent le bien-être social et tentent de le mettre aux mains de ceux qui voudraient en tirer des bénéfices. L'une des deux Espagnes risque de provoquer l'explosion en tentant d'imposer son pouvoir.

L'Espagne née en 2012 doit donc se réinventer, sans les deux Espagnes en toile de fond. L'heure du consensus est finie et il est temps, pour les années qui viennent, de reconstruire une démocratie plus à l'écoute de ses citoyens, basée sur la suprématie de la Loi et l'indépendance de la justice. Fonder une Espagne véritablement séculaire, où l'éducation n'est plus prise en charge par l'Église. Et créer une Espagne fédéralegarantissant les droits de tous, le bien-être social et l'identité des nations espagnoles telles qu'elles ont toujours existé. 
On ne peut donc souhaiter qu'une chose pour 2013 : que meure cette Espagne morne, peu inspirée économiquement, dominée par une église obsolète et régie par un roi malade, menacée par la misère et les inégalités à cause d'un gouvernement qui navigue à vue ; que cette Espagne-là laisse sa place à une autre.

Pour aller plus loin : lire cet excellent article, Ser de España, sur Wikipedia.
Pour finir en chanson : Cecilia, chanteuse espagnole aux faux airs de Joan Baez, qui osa dénoncer l'Espagne franquiste en direct à la télévision d'État. Et faire l'apologie de son Espagne bien-aimée.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire